Un détour dans les West Mac Donnell Ranges — partie 3 : tu vois la montagne là-haut ? C'est là qu'on va.
Je me demande parfois comment font ceux et celles qui tournent autour du monde au rythme des tours de pédalier et de roues, à enchaîner les kilomètres, regarder défiler les paysages et le compteur, sans vraiment s’arrêter, essayant simplement d’atteindre l’objectif de la journée : 100, 150, 200 kilomètres. Ils ne s’arrêtent que rarement.
Mais moi je suis simplement content de m’arrêter, marcher un peu, rester là à profiter du paysage, prendre des photos, m’arrêter toutes les dix minutes pour la moindre excuse. La vérité c’est que je ne veux pas vraiment avancer. Le monde avance, lui, d’un pas obstiné sur les rails du « progrès ». Et mon réflexe à moi c’est de m’arrêter, sortir du train, ralentir, simplement dire « à quoi bon ? »
Pourquoi se presser ? Je connais le poids des années, je sais qu’à chaque révolution de la terre autour du soleil je vieillis un peu plus. Et vieillir, je ne comprends pas toujours ce que c’est, je me sens toujours comme un gamin. Et la vérité c’est que la société adulte m’a toujours montré le mauvais exemple.
Car peut-être que dans dix ans je ne pourrai plus monter sur un vélo, comme ma prof de sport de classe de sixième, qui à 40 ans ne pouvait même plus se baisser pour ramasser un ballon de foot.
Peut-être que je ne pourrais plus randonner, après plusieurs opérations ratées aux genoux ou autre problème de santé.
Peut-être que je ne pourrai plus sortir de chez moi, tétanisé par l’angoisse de la foule et du regard accusateur des inconnus dans la rue, comme cette amie qui depuis dix ans se gave d’anti-dépresseurs.
Peut-être que je sauterais du premier étage de ma maison, parce que je ne verrais pas d’issue dans ma vie après un cancer, comme mon ami Benoît à 12 ans.
Peut-être qu’on me retrouvera mort chez moi, arrêt cardiaque, à 27 ans, comme mon pote Yohan le mois dernier. Simple fait divers dans un recoin du torchon régional.
Ou comme ma grand-mère dont les souvenirs s’effacent jour après jour, à ne plus pouvoir me souvenir du visage de mes proches.
Ou à batailler contre un cancer, comme déjà trop d’amies et de copains, qui parfois disparaissent du jour au lendemain sans prévenir.
Peut-être.
Ou alors peut-être que je n’aurais simplement jamais de retraite, que je ne vieillirais jamais à l’abri d’un état-providence qui me permettra d’apprécier le repos après des années à produire des richesses qui ne servent qu’à une poignée au détriment du reste du monde.
Alors à quoi bon se presser ? À quoi bon courir ? Qu’est-ce qu’on y gagne ?
Je ne sais qu’une chose : chaque année que je passe est un cadeau, et je ne veux pas le gâcher. Je ne peux pas me permettre de le gâcher. Je ne meurs pas de faim, je vis confortablement, alors pourquoi ne pas en profiter ? Pourquoi se résigner, alors que le rêve est une réalité qui attend, juste là au bout des doigts ?
Je préfère croire que peut-être je serai comme Geoff, à presque 80 ans à toujours bosser dans un petit garage automobile, le sourire aux lèvres, à voyager le monde et rigoler comme si j’avais encore vingt balais.
Ou peut-être comme ce papy qui pédalait 80 km tous les jours à plus de 90 ans, tout sourire dehors, à raconter en se marrant comment il s’est cassé la jambe le mois dernier dans un virage à 90 km/h en vélo.
Ou comme mon papa, à 78 ans, qui en paraît encore à peine 50, et qui écrit toujours des livres, sans jamais se décourager ou renoncer.
Oui, peut-être que la vie me permettra d’être un vieillard joyeux qui pourra encore voyager le monde et faire ce que je veux.
Je l’espère.
Mais les mathématiques sont contre moi. Et les contraintes du monde des adultes sont contre moi. Et on n’a qu’une seule jeunesse. Et malgré les envies et les efforts de rester jeune, le corps ne suivra pas forcément. Alors je ne veux pas regretter, je ne veux pas me dire, comme tant de personnes, que j’ai toujours eu envie de le faire et que non il y avait plus important à faire, plus urgent.
Mais qu’est-ce qui peut bien être plus important que vivre ?
Alors c’est ce que je m’efforce de faire : vivre.
En grimpant avec ma belle amoureuse au sommet de Brinkley Bluff, au milieu de l’Australie centrale. Et ce n’est pas la chaleur, ni les corbeaux qui s’attaquent à nos affaires, ni les fourmis rouges qui nous mordent dès qu’on s’arrête sur le chemin, ni le dénivelé, qui nous empêcheront d’atteindre le cairn sommital et les plus belles vues du monde.
Et de camper là, seuls au milieu de la cordillère de Tyurretye, voir le soleil se coucher et se lever, juste pour nous, c’est le plus beau cadeau que je pouvais m’offrir pour une journée de plus sur terre. Une journée à contempler que le temps à mon échelle n’est rien comparé à celui de ces paysages formés au fil des millions d’années.
Et je n’ai pas peur de l’avenir, car je n’aurai pas de regrets, je saurai que j’ai fait ce que j’ai voulu faire, et que c’était ma vie que j’ai vécu et pas celle d’un autre que je ne voulais pas devenir.