Oodnadatta Track, partie 5 - William Creek à Oodnadatta
Après William Creek, la route s’améliore, elle vient juste d’être refaite. Alors oui c’est toujours du sable et de la terre compactés, mais c’est plutôt lisse, sans trop de cailloux, et ça roule bien comme piste. Alors malgré le vent de face on parvient tout de même à aligner 25 kilomètres en deux heures avant de s’arrêter pour manger à l’ombre de quelques eucalyptus dans un lit de rivière à sec.
Les vaches sont présentes ici en nombre, et les mouches aussi, depuis quelques jours c’est le déferlement. En même temps on est heureux d’avoir pu passer quelques semaines dans l’outback sans les mouches, mais maintenant c’est à nouveau l’horreur. Les mouches australiennes se nourrissent et reproduisent dans les excréments gras et riches des animaux qui ne digèrent pas très bien. Autant dire que quand les premiers colons ont débarqué avec les premières vaches et moutons, les mouches ont fait la fiesta, car c’était le début d’une grande ère de conquête pour elles. En effet les excréments des herbivores australiens (wombat, kangourou, etc.) sont plutôt secs et bien digérés, il ne reste pas grand chose pour les mouches. C’est pour cela qu’on y gagnerait pas mal à manger du kangourou plutôt que du bœuf : ces animaux ne produisent pas de gaz à effet de serre.
Le bétail par contre, ça produit des excréments mal digérés (en plus de pas mal de méthane), et comme en Australie il n’y a pas vraiment d’insecte qui s’en nourrit, les bouses de vaches restent là à sécher au soleil, et à rester encore et encore, jusqu’à recouvrir toute la surface et empêcher la végétation de pousser. Ça veut donc dire qu’élever du bétail ici au centre de l’Australie est une idée plutôt mauvaise car en plus de manger la végétation, le bétail empêche de nouvelles plantes de faire surface. C’est un cercle infernal qui mène à la désertification progressive de la région. Mais revenons aux mouches : chaque bouse de vache peut produire plusieurs milliers de mouches chaque jour. Les grands élevages australiens disposent des centaines de milliers de têtes de bétail. Voici pourquoi les mouches sont si abondantes.
Oui mais, il y a un mais. En effet les mouches ne survivent pas et ne se reproduisent pas non plus quand il fait trop froid, donc on est tranquilles une bonne partie de l’année, car toute la population de mouches disparaît de la moitié sud de l’Australie. Au nord, région tropicale, elles continuent à proliférer. Et quand au printemps le vent souffle du nord, il apporte avec lui des millions et millions de mouches, qui avancent chaque jour, jusqu’à atteindre à nouveau les régions du sud. Et voici pourquoi certaines années les mouches n’arrivent pas avant mai, juin, ou juillet, à cause du climat et des vents. Il y a deux ans nous étions en mai dans les Flinders Ranges et nous étions assaillis par les mouches, sous de fortes chaleurs. Cette année nous y étions en juin, il faisait plutôt frais, et les mouches étaient quasiment inexistantes. Un sacré contraste.
Et ces mouches donc si elles se contentaient de voler autour de nous, elles ne seraient pas si horribles. Mais pour développer leurs ovaires et se reproduire les femelles ont besoin de protéines. Et qui détiennent ces fameuses protéines ? Les animaux, et les humains. Elles sont particulièrement présentes dans notre sueur, dans la salive, sur les muqueuses (nez, yeux), etc. Voilà pourquoi ces terribles bestioles essayent par tous les moyens de s’introduire dans votre nez, vos oreilles, votre bouche ou vos yeux. Et vous comprenez d’un coup à quel point ces insectes sont une peste. Et à quel point cela démontre une fois pour toute que dieu n’existe pas, car quel est le crétin qui aurait créé une espèce de mouches aussi chiante ?
Et voici pourquoi et comment nous sommes contraints à pédaler avec un filet à mouches sur la tête, ultime accessoire de mode du bush australien.
Après cette journée relativement tranquille on atteint une section de la route en mauvais état : graviers, cailloux, bosses et sable. On s’arrête peu après pour la nuit au bord de Duff Creek, à sec, comme toutes les rivières de la région. Nous creusons le sable pour faire un feu de camp et faire cuire notre pain pour le lendemain dans les braises. Une soirée habituelle mais agréable, à se réchauffer au bord du feu en buvant du thé et mangeant des cookies.
Le jour suivant sera moins agréable. En fait ça sera même le pire de l’Oodnadatta Track. Ça commence bien pourtant, le propriétaire de la ferme de Nilpinna s’arrête au volant de son pick-up et nous offre deux grosses oranges bien mûres. Ça c’est vraiment sympa. Les gens qui habitent dans ces coins paumés sont toujours aussi gentils je trouve, ils se plieraient en quatre pour vous aider.
Mais dix minutes plus tard l’humeur n’est plus au beau fixe : la route est difficile, et un très fort vent de face nous oblige à redoubler d’efforts, suant et pestant, pour atteindre la simple vitesse de pédalage de 5 km/h. En une heure et demie nous ne faisons que six kilomètres. Au prix de tant de souffrances physiques à pédaler contre les éléments que je suis déjà complètement épuisé. Je m’effondre au bord de la route et fonds en larmes, je ne peux plus avancer, et je ne le veux plus.
J’ai l’impression de ne pas être à la hauteur de cette aventure, de ne pas avoir la force physique et mentale pour faire tout ça. Je dépense tellement d’efforts ce matin-là pour n’avancer de rien du tout. Et que c’est simplement trop dur pour moi. Que la souffrance physique et psychologique est trop importante. Et je ressens d’un coup toute la pression que je me suis mis à faire ce voyage. Comme si j’avais quelques chose à prouver, aux autres et à moi-même. Prouver quoi d’abord ? Et la pression de l’organisation. J’ai planifié l’itinéraire, lu de nombreux récits, organisé les cartes, recherché les points de ravitaillement en eau et nourriture, et je sens ma responsabilité vis à vis de nous deux, que si quelque chose ne va pas, ça serait de ma faute. J’ai donc depuis le départ l’appréhension de ne pas avoir bien calculé nos besoins en nourriture ou en eau, et de devoir rationner. Et c’est toute cette pression et ce stress qui me tombent dessus d’un coup, avec toutes mes angoisses, mes peurs et la fatigue accumulée, et je craque, là, au bord de la route, épuisé de n’avoir fait que six kilomètres. Ne comprenant pas comment d’autres peuvent faire cette route à vélo en six ou sept jours quand pour moi il faudra deux à trois semaines.
Heureusement, voyager à deux comporte des avantages et notamment celui de pouvoir se soutenir quand l’autre flanche, et après un peu de repos, avec l’aide d’Anne pour me réconforter, nous reprenons la route. On ne peut pas décemment s’arrêter là au milieu de la plaine, il n’y a aucun arbre, aucun abri du vent, si on plantait la tente elle serait aplatie sur nos têtes. Le problème c’est qu’on sait qu’il n’y aura sûrement aucun abri avant la prochaine rivière à sec, Edward Creek, dans 15 kilomètres.
À midi nous nous abritons derrière un petit arbuste de 50 cm de haut pour manger. Nous devons mettre le réchaud dans un terrier de lapin pour l’abriter du vent mais on arrive quand même à faire bouillir de l’eau pour notre semoule de couscous. Mais notre repos est de courte durée, car si nous sommes à l’abri du vent, les mouches le sont aussi et profitent de ce fait pour nous assaillir de plus belle. Nous avons donc le choix entre être exposés au vent, sans mouches qui ne peuvent pas lutter contre sa force, ou à l’abri du vent mais attaqués par des hordes de mouches. Peu reposant. Nous n’avons qu’une hâte c’est de planter la tente et nous y allonger. Mais il faudra encore sept kilomètres contre ce vent de face pour atteindre le lit d’Edward Crek, à l’abri du vent, sous de grands eucalyptus qui nous offrent de l’ombre et un refuge bien mérité.
À moins d’un kilomètre de là se trouvent les ruines de l’ancien hameau au bord de la voie ferrée du Ghan. Il ne reste plus grand chose, les poutres des toits et vérandas ont été arrachées pour faire du feu, les cuisinières en fonte, faites à la main et datant de la fin du XIXe ont été trainées sur des centaines de mètres et défoncées avant d’être laissées là à pourrir. Dommage, le lieu avait l’air chouette.
Un peu plus loin une auge à bétail laisse couler de l’eau légèrement salée, pompée dans un puits artésien. J’en profite pour y prendre de l’eau et me doucher un peu plus loin, histoire de laver un peu la sueur et l’amertune d’une journée de six heures pour seulement ving-deux kilomètres.
Le lendemain bonne nouvelle le vent a tourné, il souffle désormais dans notre dos ! On avance de 57 kilomètres en quatre heures, malgré des passages sableux nous obligeant à pousser ou nous faisant parfois tomber de vélo, sans parler de longs passages de corrugation. Mais le vent dans le dos fait des miracles pour la motivation.
Nous atteignons Algebuckina waterhole en fin de journée, où nous croisons un autre cottage de travailleurs dans un état de délabrement avancé, à vrai dire il n’existe plus de toit, et tous les murs sont troués, la faute au ciment improvisé local, composé de sable et de terre. Il est particulièrement apprécié par les termites locales qui l’utilisent pour construire leurs nids.
Peu après nous sommes sous le pont gigantesque de 600 mètres de long qui enjambe le trou d’eau permanent, le seul point d’eau de la région qui n’a jamais été à sec de mémoire d’homme. Et cet oasis est un vrai paradis pour les animaux du coin, notamment les oiseaux. On y voit même des pélicans.
Le pont lui-même est dédié à l’ancienne voie ferrée du Ghan, la route passe en dessous, dans un gué, qui est parfois inondé quand la rivière coule après de fortes pluies. Et quand c’est inondé c’est pas une blague : l’eau monte jusqu’à dix mètres au dessus de la route. C’est lors d’une de ces inondations dans les années soixante-dix que Fred, un mec du coin, a voulu traverser le pont avec sa voiture. Pensant que le train ne passerait pas cette nuit-là, il a fait méticuleusement avancer sa voiture sur le pont, mètre par mètre. En effet il plaçait devant la voiture des planches sur la voie ferrée, avançait un peu la voiture, puis allait reprendre les planches derrière la voiture (en escaladant la voiture, car le pont n’a aucun accès piéton, c’est le vide à côté des rails), en les remettant devant, etc. Mais il avait mal jugé l’obstination des conducteurs de trains… Et alors qu’il était à la moitié du pont le train est arrivé dans l’autre sens… La carcasse de la voiture gît maintenant au pied du pont. Fred lui a pu s’en sortir, mais l’histoire illustre un peu l’esprit de débrouille des habitants de l’outback !
Après une nuit au bord du waterhole on se réveille sous le bruit de la pluie sur la toile de la tente. On attend un peu puis on décide quand même de partir, par peur que la route soit trop collante si la pluie continue. Heureusement au moment de ranger la tente la pluie cesse. Mais le chemin d’accès du camping, à seulement un kilomètre de la route et du pont, est devenu un vrai autocollant à la superglue et nous mettrons presque une heure à rejoindre la route, à devoir gratter nos pneus tous les dix mètres pour empêcher de bloquer les roues contre les garde-boues. Heureusement nous n’avons aucun problème sur la route.
Avec le manque de sommeil de la nuit à cause d’une insomnie je suis crevé et la progression est difficile, mais les paysages sont magnifiques. La pluie n’a fait que renforcer les couleurs pastels des plaines de cailloux et la végétation s’est tout de suite frayée un chemin à travers la croûte de terre sèche pour profiter de la pluie. Ainsi des petites feuilles vertes sortent de partout dès qu’on prend le temps de regarder de près.
Nous plantons la tente au bord de l’ancienne voie ferrée après une journée harrassante à travers les cailloux et le sable.
Il pleuvra une bonne partie de la nuit. Une pluie fine et discrète, mais de quoi nous inquiéter quand même. Et dès que l’on sort, nos chaussures se couvrent d’une semelle de boue de plusieurs centimètres, n’augurant rien de bon. Malgré nos efforts la tente est rangée boueuse également, ne pouvant faire autrement.
Une fois que nous avons porté les vélos jusqu’à la route pour éviter la plaine boueuse nous pédalons 500 mètres avant d’être arrêtés net. 500 mètres de route correcte, puis un kilomètre d’argile mélangée à une espèce de roche semblable à de la craie. Autant dire qu’une fois mouillée on ne fait pas pire comme surface. Nous ne sommes qu’à 22 kilomètres d’Oodnadatta, et cela s’annonce comme une très, très longue journée.
Le cauchemar ne fait que commencer, et nous essayons de nous en extirper. Nous raclons les pneus, démontons les garde-boues, et poussons les vélos à côté de la route, dans la plaine de cailloux, où nous espérons que la surface sera moins collante. Ça marche un peu. Puis les cailloux s’enfoncent dans la boue, et ça recommence. Malgré tout nous revenons sur la route, où nous voyons désormais du gravier rouge. Ça roule pendant quatre kilomètres. Puis le gravier est devenu boue rouge. Et à côté de la route pareil, aucune échappatoire. Les roues se bloquent, même sans garde-boue, en quelques mètres la couche de boue sur les pneus est de plusieurs centimètres.
Nous devons alors enlever les sacoches des vélos, porter les sacoches sur 500 mètres, puis revenir et porter les vélos, et recommencer. Nous ferons deux kilomètres comme ça avant d’être épuisés et de s’asseoir au bord de la route pour se reposer un peu. De nombreux 4x4 passent sans difficulté, certains nous demandent si ça va, mais aucun n’accepte de nous aider et nous emmener jusqu’à Oodnadatta dans 20 kilomètres.
Il était maintenant passé midi, le soleil commençait à taper plus fort et la route est devenue progressivement plus sèche, nous permettant de rouler au ralenti. Nous atteignons finalement une intersection sur la route, six kilomètres avant Oodnadatta. Et ces derniers kilomètres seront les pires jamais rencontrés. Pas de boue qui colle, mais un sable boueux et mou qui nous colle littéralement à la route. C’est à 4 km/h que nous avançons en déployant nos dernières forces, épuisés et à bout de cette journée pourrie. Et alors que je croyais ne jamais y arriver nous atteignons enfin la roadhouse d’Oodnadatta, où nous prenons un emplacement de camping et pouvons enfin profiter d’un peu de repos, d’une bonne douche chaude et d’un excellent burger. Si chaque client de fast food devait fournir autant d’efforts que nous avant de manger un burger, il n’y aurait probablement plus de fast food depuis longtemps.