Oodnadatta Track, partie 1 - Leigh Creek à Marree
Les Gammon Ranges ont été une superbe expérience, mais une expérience difficile aussi. Après un mois et demi sur les vélos et plus de 1.000 kilomètres parcourus le retour jusqu’à Leigh Creek fut éprouvant, avec la fatigue qui commence à me gagner. La route était parfois si cabossée qu’il m’a été difficile de finir certaines journées sans être à bout, physiquement et moralement, avec l’impression de ne faire que pédaler toute la journée, sans vraiment prendre le temps d’apprécier les lieux visités. Pressés par les réserves en eau et nourriture il nous est impossible de décider d’un jour de repos au milieu de nul part, et nous devons donc aller d’un point de ravitaillement à l’autre avec nos réserves. Et ces réserves sur la fin étaient plutôt réduites, nous n’avions pas pris suffisamment pour manger confortablement, et les deux derniers jours étaient un peu serrés. Pas de quoi avoir vraiment faim, mais suffisamment peu pour se limiter soi-même et ne jamais se sentir rassassié.
Du coup en arrivant à Leigh Creek, nous avons profité du Caravan Park pour se reposer deux jours dans un vrai lit, dans une vraie chambre, à l’abri des moustiques, de la pluie et du vent. Et du petit supermarché pour faire d’énormes courses en prévision de la suite du parcours. En effet, après Leigh Creek, le prochain supermarché est à Alice Springs, dans plus de 1.200 kilomètres. Entre les deux il n’y a rien d’autre que des roadhouse, comprendre des stations service qui ne stockent que quelques aliments essentiels à un prix exhorbitant. Donc ne pas compter dessus pour acheter de la nourriture « plaisir » comme du chocolat, à moins de vouloir payer au poids plus cher que de l’or. Inconvénient, l’or ne se mange pas. Mais si vous voulez investir dans une valeur sûre, pensez donc au chocolat, il paraît que dans quelques années on minera tellement d’or sur les astéroïdes qu’il ne vaudra plus rien. Et puis le chocolat au pire vous pourrez toujours le manger !
Nous remplissons donc un caddie complet de victuailles ($140) et de récipients divers et variés (bouteilles de jus de fruit et soda, cubis d’eau, etc.) afin de pouvoir trimballer l’eau qui nous sera nécessaire entre deux robinets : environ 20 litres chacun. Si vous avez suivi à l’école ça fait 20 kilos. Maintenant rajoutez de la nourriture pour un mois : 2 kilos de chocolat, 5 kilos de spaghettis, 2 kilos de confiture, 2 kilos de farine, 5 kilos de gâteaux, et encore de nombreux kilos de bouffe, sans oublier environ 15 kilos d’affaires chacun… Quand on part le 12 juillet de Leigh Creek, on a du mal à contrôler les vélos dont le poids dépasse le notre.
Heureusement on a de la chance, et un vent à décorner les bœufs souffle dans notre dos, ce qui nous permet de rouler à une vitesse moyenne de 19 km/h et d’atteindre le village en ruine de Farina après seulement 3h30 pour 67 kilomètres, un record. Sans ça nous aurions peut-être mis deux ou trois jours pour la même distance, malgré la route largement (mais pas complètement) goudronnée). Cerise sur le gâteau, au milieu de la journée un mec en 4x4 s’arrête et nous offre deux canettes de limonade directement de sa glacière, bien fraîches. Ça c’est sympa ! Bon on a encore pas mal de soda à boire pour pouvoir remplir nos bouteilles avec de l’eau mais c’est un geste largement apprécié, et rare.
Farina est un village historique, des ruines qui n’ont même pas 150 ans, mais les Australiens sont fiers de leur histoire, même si elle est relativement jeune, et un groupe de bénévoles vient restaurer les ruines chaque hiver pour éviter qu’elles ne disparaissent. Parmi celles-ci, ils ont eu la bonne idée de rendre à nouveau fonctionnel le four traditionnel écossais (enterré dans le sol) de la boulangerie construite en 1888. Résultat : deux mois par an, littéralement au milieu de nul part — car les seuls habitants sont une famille dans la ferme à côté, le prochain village étant à 60 kilomètres — vous pouvez avoir tous les jours du pain frais et des pâtisseries artisanales. Quasiment le même prix que dans une grande ville qui fait du pain surgelé, et bien meilleur. On ne se prive pas, et on dévore du pain, mais aussi d’excellentes pâtisseries bourrées de sucre et de chocolat. On a le droit il paraît, on fait du sport !
On passe la nuit dans le petit camping à côté, ou pour $5 par personne on a droit à des toilettes, des tables fabriquées avec les anciennes traverses de la voie de chemin de fer du Ghan (Alice Springs-Adelaide, qui passe désormais plus à l’ouest), et même à des douches chaudes grâce à un ballon d’eau chaude chauffé au feu de bois, appelé ici un « donkey ».
Nous mettrons un jour de plus, encore poussés par le vent, pour atteindre Marree (anciennement Hergott Springs, mais depuis le temps les sources ont cessé de couler à cause du nombre trop important de puits forés dans le bassin artésien). Cet ancien terminus du Ghan dispose encore de quelques rails et locomotives, abandonnées ici quand les habitants du patelin ont bloqué les voies pour protester contre la fermture de la ligne au début des années 1980. De nos jours plus aucun train ne passe donc ici, mais il reste encore de nombreuses traces de leur passage, où pendant près d’un siècle il était le principal lien avec la civilisation. Dans les années soixante-dix la ligne a été déplacée plus à l’ouest, le long de la Stuart Hwy, car le tracé originel souffrait de nombreux problèmes.
L’idée d’une ligne de train traversant l’Australie du sud au nord ne date pas d’hier mais de la fin du XIXe siècle. Ainsi la « Great Northern Railway » a été progressivement construite en partant de Port Augusta, au sud d’Adelaide, jusqu’à Quorn en 1879, puis en remontant : Hergott Springs (Marree) en 1884, et en 1891 c’est Oodnadatta qui restera longtemps le terminus final de la ligne. Il faudra quelques attendre 1929 pour que la ligne aille jusqu’à Alice Springs. Et la dernière section d’Alice Springs à Darwin n’a été réalisée qu’en 2007 ! Le tracé originel suit le parcours des premiers explorateurs qui ont traversé le continent Australié, Sturt et Stuart, qui n’ont pas traversé le pays au hasard mais ont suivi les pisteurs Aborigènes qui les accompagnaient et connaissaient déjà cette route depuis des milliers d’années. En effet cette route suit un tracé de sources artésiennes et de points d’eau permanents qui rendent la traversée possible. Sans ça, à l’ouest ou à l’est, ce ne sont que des étendues désertiques, avec de la végétation, mais avec peu ou pas de points d’eau permanents qui résistent aux longues périodes de sécheresse.
De nos jours la voie ferrée peut traverser de grandes étendues désertiques et sans eau, mais à l’époque de l’ancien Ghan il fallait de l’eau pour la locomotive à vapeur, mais aussi pour les hameaux traversés, où des travailleurs vivaient là à l’année et travaillant sans relâche à l’entretien de la voie ferrée. Car qui dit eau, dit également inondations, fréquentes malgré tout, qui emportaient régulièrement les ponts, le ballast et les rails. Mais ce n’était pas le seul problème et le tracé traversait aussi de larges dunes qui avec le vent venaient tout aussi souvent recouvrir la voie, imposant aux travailleurs de venir dégager la voie à l’aide de pelles et d’un cheval, faisant le travail d’un chasse-neige en quelques sortes, sauf que c’était un chasse-sable !
Tous ces problèmes rendaient la ligne coûteuse à entretenir à l’époque des motrices à diesel, et la ligne a donc été déplacée. En 1980 le dernier train est passé sur l’ancienne ligne du Ghan, et depuis les villes et villages qui étaient traversés disparaissent petit à petit. Ce ne sont pas vraiment des villes fantômes car en Australie les bâtiments abandonnés sont simplement démontés et transportés pour servir ailleurs, donc il est difficile de se faire une idée de la taille originale de tous ces lieux. Mais l’étendue des rues bordées de terrains vagues peut aider à imaginer comment ces villages reculés faisaient office de derniers bastions de civilisation aux rares voyageurs qui traversaient l’Australie de Port Darwin au nord (aujourd’hui Darwin) jusqu’à Adelaide au sud.
De la ligne de chemin de fer il ne reste plus que ces villes qui s’effritent, des milliers et milliers de traverses en bois, réutilisées pour les feux de camps ou fabriquer des tables et des barrières, des gares et des hameaux en ruine, quelques rails qui n’ont pas été enlevés et refondus, et une route mythique qui longe le parcours de la voie ferrée, des points d’eau permanent et des sources aquifères sur plus de 400 kilomètres : l’Oodnadatta Track. Et c’est ce que nous commençons demain.